L’année 2000 fut une année charnière pour l’héritage politique d’Alpha Oumar Konaré, à savoir la consolidation du régime démocratique au Mali et en Afrique. Konaré quittera la présidence du Mali deux ans plus tard, à l’expiration de son second et dernier mandat. La démocratie aura alors duré à peine une décennie dans son pays. Née du soulèvement populaire contre la dictature militaire de Moussa Traoré en 1991, elle n’a pu prendre racine que parce qu’elle disposait une phalange d’amis intéressés à sa réussite, en particulier des personnes autrefois persécutées—emprisonnées, exilées, parfois tuées, toujours tenues à l’écart—par le régime de Traoré et qui étaient revenues sur le devant de la scène à sa chute. Par exemple, Tiébilé Dramé, gendre de Konaré et ancien « prisonnier de conscience » adopté par Amnesty International, ou Madina Ly-Tall, nommée par Konaré rapporteure de la Déclaration de Bamako (une feuille de route pour la démocratie dans les pays de la Francophonie) et qui a vécu plus de dix ans en exil à Dakar après que son mari, Ibrahima Ly, ait été libéré du « bagne » de Taoudéni en 1977. En 2000, Konaré présida à l’adoption aussi bien de la déclaration de Bamako que du protocole additionnel au traité de la Cédéao qui consacrait la démocratie comme norme politique de la région Afrique de l’Ouest. Bamako était incontestablement la capitale de la démocratie dans ladite région.
Aujourd’hui, elle est la capitale de la dictature au Sahel.
Konaré ne se faisait pas illusion sur ses pairs. Il savait que la démocratie avait peu d’amis parmi les élites politiques ouest-africaines. Après l’élection de Mohamed Bazoum à la succession de Mahamadou Issoufou, au Niger, il rencontra ce dernier, lui prit les deux mains dans les siennes, et lui demanda, à trois reprises : « Tu es vraiment parti ? » Les événements du Niger depuis juillet 2023 nous permettent de subodorer la réponse à cette question.
Le Niger, justement, est le pays qui mit le feu aux poudres, avec le tazartché de Mamadou Tandja, en 2009.
Ce mot est un terme haoussa qui décrit l’ourlet de rallonge qui pouvait être rajouté à un boubou qu’on estime trop court. Il a pris le sens politique de rallonge à un mandat présidentiel normalement achevé au sujet des manigances du général putschiste nigérian Sani Abacha, en 1998. Mais dans l’ère démocratique, le Niger est bien le pays qui a commencé à empoisonner le puits, en popularisant, pour ainsi dire, la pratique de la violation de la règle constitutionnelle de limitation des mandats présidentiels en zone francophone.
Il y a eu un précédent peu significatif. En 1999, Gnassingbé Eyadema, président du Togo qui avait remporté de façon douteuse la présidentielle de l’année précédente, donna « sa parole de soldat » (c’était un ancien général) qu’il en était là à son dernier mandat, en vertu de la règle de limitation des mandats. Mais en 2003, à l’approche d’un nouveau scrutin, il fit modifier la constitution pour s’autoriser un troisième mandat, invalida la candidature de son principal opposant et écouta avec bienveillance « les forces vives » autoproclamées qui le suppliaient de ne pas les laisser seules face « aux appétits des ennemis et apatrides sans attaches avec le Togo », à savoir les quelques politiciens de l’opposition qui persistaient à présenter leur candidature. Bien entendu, Eyadema se présenta et rafla la mise. Cela, cependant, ne tira pas à conséquence car personne ne croyait que le Togo fût une démocratie crédible. Eyadema était arrivé au pouvoir à la suite d’un putsch… en 1967 et sa parole de soldat n’était que fétu de paille.
En 2006, une tentative de troisième mandat fut lancée au Nigeria par le président Olusegun Obasanjo (lui aussi un ancien général). Bien qu’anglophone, le Nigeria était assez important dans la région pour que cela tire à conséquence même en zone francophone. Mais sa démocratie étant plus effective que celle du Togo, la tentative avorta au niveau des deux chambres de la législature. Le terme de tazartché reparut à cette occasion pour exprimer l’indignation des haoussaphones du pays face à la manœuvre.
Trois ans plus tard, il devint populaire au Niger voisin lorsque le président Mamadou Tandja (encore un ancien général) décida, à son tour, de tenter le coup. Cela ne fut pas aussi facile qu’au Togo. Tandja échoua à modifier légalement la constitution et dut, pour arriver à ses fins, dissoudre le parlement, ce qu’il avait le droit de faire, et supprimer par décret la cour constitutionnelle, ce qu’il n’avait pas le droit de faire.
Tandja avait ainsi commis le premier coup d’État constitutionnel de l’ère démocratique en Afrique de l’Ouest, et la première violation explicite du protocole démocratique de la Cédéao : en effet, Eyadema avait réussi, lui, à modifier la constitution, si bien que techniquement, son troisième mandat ne l’avait pas violée ; et Obasanjo avait reculé face aux barrières institutionnelles qui s’étaient dressées devant lui.
Le coup de Tandja finit mal puisqu’il fut renversé au bout de quelques mois et un processus de retour à la démocratie fut enclenché. Mais il avait donné des idées à ses collègues francophones. En février 2010, Roch Marc Christian Kaboré opinait depuis son perchoir de président du parlement burkinabé que « la limitation du mandat est antidémocratique. Cela va à l’encontre du droit du citoyen à désigner qui il veut »—en l’occurrence son patron Blaise Compaoré, qui avait observé attentivement les évènements de Niamey et avait conclu que l’acte de Tandja ne demandait qu’à être exécuté de façon plus habile. Le Malien Amadou Toumani Touré mit également en route une opération similaire. Et le Sénégalais Abdoulaye Wade était admiratif. L’échec final de Tandja le secoua—« Il m’avait dit qu’il contrôlait tout », s’exclama-il, stupéfait—sans toutefois le décourager. En 2012, il dupliqua les méthodes de Tandja, décalqua son langage sur « les chantiers à finir » et les trois années supplémentaires que cela nécessitait, et réussit à réviser la constitution pour s’autoriser un troisième mandat. Mais il ne contrôlait pas toutes les institutions et perdit son pari aux urnes.
De son côté, Toumani Touré, toujours très sensible à l’opinion publique, finit par renoncer, ayant compris que l’opposition des Maliens le mettrait à la merci d’un putsch s’il agissait de manière non consensuelle. (Il n’évita pas le putsch, mais ce fut pour de tout autres raisons).
À Ouagadougou, Blaise Compaoré manquait d’un tel esprit de finesse. En dépit d’avis négatifs de toutes parts, ses propres services de renseignement y compris, il lança l’opération troisième mandat contre vents et marées. Plus tard, un de ces ministres expliqua à l’hebdomadaire Jeune Afrique : « il était dans une impasse et n’avait qu’une idée : franchir le mur qui se présentait à lui ». En fait de mur, ce fut la frontière qu’il dut franchir, chassé par la foule en furie et héliporté hors du pays à la sauvette par ses amis français.
On eût pu croire que de tels revers auraient mis fin à l’épidémie provoquée par Tandja, mais le virus était bien installé. Le Sénégalais Macky Sall, arrivé au pouvoir parce que ses concitoyens avaient mis en échec la tentative de Wade, caressa longtemps l’idée du troisième mandat et ne renonça qu’à contre-cœur. En Guinée, Alpha Condé la mit à exécution et en récolta rapidement les fruits, à la manière de Tandja, c’est-à-dire à travers un putsch. Seul l’Ivoirien Alassane Ouattara réussit, sans doute parce que son armée, comme celle du Sénégal, n’avait pas de tradition de coups d’État—en dépit de l’étrange « putsch de noël » de décembre 1999.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Plus que tout autre événement, l’épidémie du troisième mandat a mis à mal la mystique de la démocratie dans la partie francophone de l’Afrique de l’Ouest. Dans les pays du Sahel, où cette évolution a été aggravée par une interminable crise sécuritaire, cela a ouvert un boulevard aux ennemis « naturels » et contingents du régime, à savoir d’une part les militaires et politiciens pouvoiristes et les islamistes, et d’autre part les idéalistes désenchantés. Cela, dans un contexte où ses amis étaient rares et sans conviction. Comme à leur habitude, la majorité des faiseurs d’opinion et intellectuels engagés étaient plus préoccupés par leur combat préféré, celui qu’ils pensent mener contre « l’impérialisme », que par les périls intérieurs. Les plus sincères d’entre eux se sont retrouvés désarmés face à l’adoration populaire pour l’autocratie, qui, au Burkina Faso en particulier, a atteint un point d’hystérie.
Aujourd’hui, l’Afrique de l’Ouest est fissurée en deux camps : les autocrates, au Sahel intérieur ; et les démocrates dans le reste de la région—le Togo autocratique sous des dehors démocratiques faisant le pont. Pour la démocratie, cette situation est ambiguë : en zone démocratique, les équilibres sociopolitiques ne sont pas toujours en faveur d’un progrès du régime, mais en zone autocratique, les excès et échecs des juntes ravivent sourdement sa mystique.
Que peuvent faire et à quoi doivent s’attendre les amis de la démocratie ?
En zone autocratique, la construction de la dictature va se poursuivre pas à pas, comme le montre la prolongation de la « transition » (terme orwellien s’il en est) au Mali et au Burkina Faso. La vieille révérence sahélienne pour les porteurs de tenue place les masses du côté de la dictature, tant qu’elle est d’apparence militaire. Ici, les amis de la démocratie doivent entrer en résistance et ne peuvent, initialement, face à la force brute et déréglée, procéder que par le sabotage et l’organisation clandestine, si tant est qu’ils en sont capables. En zone démocratique, les situations varient entre les économies lourdes (Nigeria, Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal) où la théorie libérale selon laquelle la croissance d’une classe moyenne favorise le gouvernement constitutionnel semble se confirmer, en dépit de contextes très hostiles (Nigeria surtout), et les économies légères où les périls restent vifs. Renseignés par la catastrophe sahélienne, les amis de la démocratie doivent comprendre que ce régime est mortel et agir pour le sauvegarder, notamment en contrebalançant l’action de ses nombreux ennemis.
Ils peuvent s’inspirer, ce faisant, de figures comme Alpha Oumar Konaré et d’autres qui ont fait leur part et ont passé le bâton.
— M. Boulkérina