La société civile nigérienne, histoire d’une béquille cassée

10/05/2024

Il fut un temps où l’ancien président nigérien Mahamadou Issoufou, qui s’affiche aujourd’hui sourire aux lèvres avec les putschistes de son pays, pestait contre les organisations de la société civile en les qualifiant de « putschistes ». « Quand on regarde l’itinéraire de ces gens », expliqua-t-il en juin 2018 à un journaliste du Monde, « ils ont toujours combattu les régimes démocratiques ».

Les organisations dites de la société civile—OSC—ont joué, avec les syndicats, un rôle pivot dans la démocratisation du Niger, bien plus que des partis politiques plus préoccupés d’accéder et de rester au pouvoir que de consolider les normes et principes du gouvernement démocratique. En 2005, leur lutte de style « Gilets Jaunes » avant la lettre contre la vie chère a mieux représenté les aspirations de la population que les manœuvres électoralistes des politiciens. Elles ont toujours été présentes dans la résolution des conflits sociaux et politiques, le contrôle de la transparence dans la gestion des ressources de l’État, et la lutte contre la corruption, y compris dans les domaines ultrasensibles des industries extractives et de la politique sécuritaire.

Si Issoufou se gendarmait ainsi contre les OSC en 2018, c’est qu’elles s’étaient érigées en véritable opposition politique—dans un contexte où il avait réussi à émasculer l’opposition des partis—face aux nombreuses dérives corruptives de son système de gouvernement. Cette année-là, une vingtaine d’activistes avaient été emprisonnés pour avoir manifesté nuitamment (cette circonstance semble avoir particulièrement choqué le président) contre la loi de finances. La répression ne fit cependant qu’accroître la popularité des OSC tout en discréditant la politique du président. La présence de bases militaires étrangères devint un cheval de bataille favori d’organisations comme le M62, créé en 2022 et dont le nom faisait référence aux soixante-deux ans d’indépendance du Niger. Issoufou eut beau surjouer son étonnement du fait que ces organisations s’inquiétaient plus de ces bases alliées que des exactions des djihadistes, les accusant, au passage, d’être des « alliés des terroristes », l’impopularité de son régime rendit la population réceptive à leurs thèses. 

Il est certain qu’en réduisant au silence et contraignant à l’exil son principal opposant politique, Hama Amadou, Issoufou avait forcé la critique politique à s’exprimer surtout dans le champ des OSC. Elle y prit une tournure bien plus radicale que si elle avait pu s’exercer au sein des institutions politiques.

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En quittant le pouvoir en 2021, Issoufou laissa une démocratie nigérienne fragilisée par les scandales de corruption, le discrédit de sa politique et de son parti, et, pire que tout—rétrospectivement—, une société civile radicalisée. Son successeur, Mohamed Bazoum, qui hérita de cette situation délétère, avait un plan pour y remédier. Mais bon ou mauvais, on ne lui laissa pas le temps de le mettre en œuvre. 

Des OSC comme Tournons la Page-Niger, censée lutter contre la corruption, et le M62, ont immédiatement soutenu les militaires qui se sont emparés du pouvoir le 27 juillet 2023 dans des conditions non dépourvues de points d’interrogation. Cette réaction s’explique en partie par la répression des années Issoufou ainsi que par l’animosité contre la France qui était cultivée au sein de ces organisations. L’hostilité d’une partie des militaires nigériens à l’endroit de la politique d’alliance avec la France et les pays occidentaux convergea, à l’heure du putsch, avec cette animosité antifrançaise d’ordre idéologique.

Mais il était difficile d’imaginer que les OSC allaient ensuite se garder de réclamer un retour au gouvernement démocratique dans les délais traditionnellement reconnus d’une transition « courte » (un an au maximum). Les actions et décisions unilatérales des militaires, tels que le retrait de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest et l’engagement dans l’Alliance des États du Sahel au plan international ; la création des fonds de solidarité (visant à approvisionner les caisses de l’État par des ponctions sur les revenus des citoyens) et d’une commission de lutte contre la délinquance économique, financière et fiscale (Coldef) aux accents populistes, au plan interne, ont reçu les vivats d’OSC désormais peu soucieuses de droit et de démocratie. Si le syndicat des magistrats, qui a d’abord accepté de prendre part au Coldef, s’en est retiré ensuite au vu de ses dérives prévisibles, les OSC y sont restées. Elles qui faisaient du tapage au moindre soupçon de malversation du temps du gouvernement démocratique sont restées coites face à un cas présumé de trafic de presque une tonne et demi d’or vers Dubaï. Ce sont les réactions citoyennes par voie de réseaux sociaux qui ont contraint le gouvernement mis en place par les militaires à s’expliquer (plus ou moins), nullement la voix des OSC. Le M62, qui, en octobre 2022 (sous Bazoum) ne se tenait pas d’indignation face à une « bavure » alors commise par l’armée, garda un silence complet après le bombardement par voie de drone du village de Tyawa, dans la région de Tillabéry, avec à la clef une cinquantaine de morts—tous des civils innocents. 

En février 2024, les militaires ont adopté une ordonnance dérogeant de façon stupéfiante à la législation relative aux marchés publics. Cette ordonnance leur donne libre accès aux fonds public sans procédure ni supervision, créant la catégorie unique au monde de « dépenses exclues du champ de la législation ». 

La plupart des OSC qui, jadis, étaient vent débout contre la corruption, ont tranquillement avalé cette couleuvre ou, pour mieux dire, ce boa. En dehors de quelques timides reproches : « Le peuple du Niger ne mérite pas ça », opina mollement Maïkoul Zodi, jadis procureur autoproclamé du peuple contre les gouvernements Issoufou et Bazoum ; « déni de justice », affirma son collègue Bana Ibrahim en songeant que somme toute l’ordonnance était dénuée de « raison objective » (« Sans blague ! », est-on tenté de dire). Ali Idrissa, ténor de la lutte contre la corruption dans les industries extractives, a demandé son abrogation. Mais il ne s’agit là que d’opinions exprimées sur Facebook et d’autres réseaux sociaux et qui ne diffèrent pas de celles de tout autre citoyen, nullement des appels à manifester ni rien qui ressemble à ces campagnes de protestation indignée que le simple soupçon de pareille énormité aurait jadis déclenchés. 

Ces attitudes compromettantes sont davantage soulignées par la position d’organisations n’ayant pas pactisé avec le nouveau pouvoir, telles que l’ONG Initiative pour le Co-développement avec le Niger (ICON-Niger Stop Corruption) et la branche locale de Transparency International, qui se sont fendues d’une déclaration publique assortie d’une lettre ouverte à l’attention du chef de l’équipe militaire au pouvoir.

En 2018, l’ancien président Issoufou avait déclaré qu’il existait, au Niger, deux types d’OSC, celles qui soutenaient la démocratie, et celles qui étaient putschistes. Le propos, pour être quelque peu hypocrite au vu de sa provenance, n’en est pas moins prophétique.

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Bazoum avait un plan qui reposait sur des principes de participation et d’inclusion, car il avait compris à quel point la combinaison de répression et de corruption qu’il avait reçue en héritage ne faisait qu’envenimer la situation et générer de l’extrémisme au sein de l’opinion. Dès son arrivée au pouvoir, il a envoyé des signaux aux OSC, dont il estimait l’assistance indispensable à l’atteinte de ses objectifs de politique, comme la scolarisation de masse et en qualité, la lutte effective contre la corruption ou le traitement de la question démographique. Les OSC, pensait-il, devaient accéder au statut d’institutions afin de mieux rapprocher le citoyen de l’État et d’aider à lutter contre la corruption par le bas.

Mais cette vision s’est rapidement heurtée aux réalités politiques du pays. D’une part, toute forme d’institutionnalisation effective de la société civile fut perçue comme une menace par la classe politique qui pensait avoir l’exclusivité de l’exercice du pouvoir. D’autre part, il n’était pas évident, du point de vue des OSC, de participer ouvertement à la gouvernance d’un régime perçu et proclamé comme une continuité du précédant. Bazoum n’a pas su concrétiser la rupture ardemment souhaitée par la majorité des Nigériens dans les délais attendus d’eux. Le spectre de Issoufou apparaissait partout dans la gestion de l’État, ce qui ne pouvait rassurer des OSC qui avaient beaucoup souffert sous son régime.

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Aujourd’hui, les OSC sont utiles aux militaires dans le cadre de la légitimation de leur projet politique, mais ces derniers n’éprouvent guère de respect pour elles. Agacé par leurs doléances, un membre de l’équipe militaire au pouvoir a remarqué que « les acteurs de la société civile ne sont là que pour l’argent, chaque fois, ils demandent de l’argent, mais sur le terrain on ne voit pas le travail qu’ils font » (Propos rapporté par un acteur des OSC ayant assisté à la réunion au cours de laquelle il a été tenu). Les OSC n’ont guère gagné en influence du fait de leur « mariage blanc » avec les militaires. Elles sont d’ailleurs divisées même dans le soutien qu’elles leur apportent. Une partie d’entre elles est regroupée dans un Front Patriotique pour la Souveraineté (FPS), une autre au sein d’une Dynamique Citoyenne pour une Transition Réussie (DCTR). La première considère la seconde comme une création de l’ancien président Issoufou. Les bisbilles qui se produisent entre ces deux groupes soulignent à quel point ils sont instrumentalisés et banalisés par des puissances supérieures, ce qui contribue à les discréditer aux yeux de l’opinion. « Une société civile forte », a dit un jour Koffi Annan, « favorise la responsabilité citoyenne et permet l’existence d’un régime démocratique… Une société civile faible encourage l’autoritarisme, lequel maintient la société dans sa faiblesse ». La société civile nigérienne illustre aujourd’hui cette faiblesse structurelle qui la réduit à l’état de simple étai dans la construction de l’autoritarisme militaire. Une béquille dont d’ailleurs les militaires ressentent de moins le besoin, comme le montre le fait qu’ils commencent à l’éloigner des centres de décision. Le forum national, qui devait être terrain de jeu des OSC, n’a pas eu lieu ; et le conseil consultatif national, où elles devaient figurer en bonne place, n’a pas été institué. Elles n’existent qu’au sein de la Coldef, organe douteux et de peu d’importance, et, par affinités, au niveau du gouvernement de fortune installé par les vareuses.    

Un peu perdu entre son allégeance prématurée aux militaires, son goût immodéré pour le jeu politique, et son rejet contre-nature du droit et de la démocratie, la société civile nigérienne s’accroche de façon de plus en plus détachée de la réalité à des concepts tels que la souveraineté, le patriotisme, la refondation de l’État pour prétendre à l’existence. 

—Abdoul Azizou Garba Birimaka