La comparaison entre les crimes des Russes en Ukraine et ceux des Israéliens en Palestine est défavorable à ces derniers. Ce n’est pas l’avis commun au sein de l’establishment politico-médiatique des pays occidentaux. Le commentaire habituel, dans ces parages, est que la Russie a agressé gratuitement l’Ukraine tandis qu’Israël agit par légitime défense. Le seul tort d’Israël est d’abuser de son droit à se défendre—formule obligée lorsqu’on évoque les relations entre Israël et les Palestiniens.
Du point de vue de la verità effetuale della cosa (la réalité concrète des choses), L’agression de Poutine contre l’Ukraine est un dérapage. Dans les calculs de Poutine en février 2022, il ne devait pas y avoir de guerre en Ukraine. Il devait y avoir une opération commando qui exécuterait un coup d’État téléguidé, semblable à ceux jadis orchestrés par les États-Unis en Amérique centrale, à Grenade ou en Iran. Cette opération aurait été suivie de l’investiture, à Kiev, d’un proconsul, un clone du président biélorusse Alexandre Loukachenko (peut-être le même Viktor Ianoukovytch qui fut dégagé de la présidence ukrainienne par une révolte populaire en février 2014 et qui s’est réfugié en Russie). À cette occasion, un Poutine rayonnant serait venu assister à la cérémonie dans une tribune de la place du Maidan, devant le défilé victorieux de troupes russes qui n’auraient guère eu à se battre (les militaires enrôlés dans « l’expédition spéciale », comme l’appelait Poutine précisément parce qu’il n’avait pas l’intention de mener une guerre, avaient leur uniforme de parade dans leurs bagages). L’objectif politique de cette entreprise hasardeuse était d’éviter l’intégration de plus en plus inéluctable de l’Ukraine dans l’orbe de l’Union Européenne. Du fait de la proximité culturelle et sociale entre l’Ukraine et la Russie, une telle intégration pourrait menacer non pas tant la Russie que le pouvoir antidémocratique et antilibéral de Poutine. L’UE promouvait des valeurs libérales-humanistes qui étaient antithétiques au type d’autorité fondée sur l’orthodoxie religieuse, le nationalisme et le conservatisme social, qui devait, selon Poutine, régenter la Russie et ses « dérivés » (Ukraine et Biélorussie).
L’annexion de la Crimée en février-mars 2014 était un acte rationnel de géopolitique : le fait que la Crimée faisait partie de l’Ukraine privait la Russie de Sébastopol, son port historique sur les mers chaudes ; la population majoritaire de Crimée était russe ; la Crimée avait été détachée de la Russie et annexée à l’Ukraine du temps de l’URSS, sur une décision apparemment capricieuse de Nikita Khrouchtchev. La tentative de putsch télécommandé en Ukraine avait une pertinence de type plus idéologique car devant servir à protéger la vision du monde de Poutine.
C’est l’échec de cette tentative de putsch, savamment provoqué par les États-Unis, qui a conduit Poutine à transformer une expédition néocoloniale en guerre coloniale. Poutine avait, bien sûr, le choix : il aurait pu accepter son échec et annuler l’opération. Il a préféré suivre la voie inverse, et la réaction subséquente des Occidentaux, entraînés par les États-Unis (les gouvernements européens, sinon leur opinion publique, étaient au départ prêts à sacrifier l’Ukraine), l’a ferré dans son dérapage. Cette réaction occidentale était rationnelle du point de vue géopolitique et pertinente du point de vue idéologique. Si les Occidentaux ont, eux aussi, fait des fautes de calcul, elles sont moins graves que celles de Poutine puisqu’elles n’ont pas abouti à un crime et s’inscrivent, au contraire, dans une tentative de restaurer la justice des nations. Il faudrait souhaiter à cet égard non pas tant la victoire de l’Occident que la défaite de Poutine, au nom de l’Ukraine et des Russes opprimés par son pouvoir criminel.
Le cas d’Israël et de la Palestine montre à quel point l’Occident ne mérite pas de gagner, c’est-à-dire d’accroître sa domination du monde (même si Poutine mérite de perdre—oui, c’est compliqué).
La guerre que mène Israël en Palestine, avec l’appui sans réserve des Occidentaux, ici aussi menés par les États-Unis, est une guerre coloniale en un sens plus scélérate que celle de Poutine en Ukraine. Poutine veut coloniser l’Ukraine non pas parce qu’il considère les Ukrainiens comme des êtres inférieurs à écraser et déposséder, mais parce qu’il les voit comme des frères égarés, détournés de leur être véritable de membres congénitaux du « monde russe » par les sirènes de l’UE. Son but n’est pas d’exterminer et de chasser les Ukrainiens, mais de les ingérer et phagocyter—contre leur gré, et c’est ce détail qui fait de son entreprise une œuvre colonialiste. À la fois admirateur et contempteur des Nazis, il veut faire un Anschluss forcé.
Israël, en revanche, veut chasser les Palestiniens de leur pays ou les contraindre à accepter une existence inférieure et soumise à la leur, existence par ailleurs perpétuellement menacée par les décisions arbitraires des dirigeants israéliens et sujette à des restrictions et violences qui visent, en partie, à les forcer au départ et à la dispersion définitive. C’est une version modernisée de la colonisation de peuplement telle que pratiquée jadis par les Européens en Australie et en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, en Rhodésie, au Kenya, en Algérie, et bien sûr, du nord au sud des Amériques et en particulier aux États-Unis.
Pour établir ces régimes tyranniques d’un genre très particulier (car ils furent le plus souvent mis en œuvre par des États démocratiques et libéraux), l’Occident a créé le colonisé. C’est-à-dire celui à qui on dénie activement ses droits humains et politiques parce qu’il n’entre pas dans le plan de colonisation, qu’il y fait obstacle ou embarras—à moins qu’il ne puisse être exclu, bridé ou asservi dans le cadre dudit plan.
L’Occident, aujourd’hui, se montre penaud d’avoir jadis établi de tels régimes dans les pays tropicaux. Si des excuses en bonne et due forme ne sont pas toujours présentées, des expressions de regret et des condamnations très proches d’une demande d’excuse sont souvent formulées. Des mesures de restitution, sinon de réparation, sont prises. En dépit des efforts du mouvement décolonial, efforts parfois contrariés par ses propres excès et rigidités idéologiques, la forteresse des préjugés nés de l’aventure coloniale reste très imparfaitement démantelée dans les sociétés occidentales. Mais l’époque encore fort récente où les auteurs à succès faisaient l’éloge du colonialisme et en arrivaient même à prôner la recolonisation des « États faillis » est passée de mode. Aujourd’hui, nous sommes, généralement parlant, à l’heure de la contrition sur le sujet.
Mais le cas palestinien révèle que l’establishment occidental ne rejette le colonialisme que lorsqu’il est relégué dans les brumes de l’histoire et ne peut avoir d’autre usage que de donner des armes morales aux descendants de ses victimes. Lorsqu’il est présent dans la vie actuelle et émane de ce qu’il considère comme relevant de son monde et de sa civilisation, il le soutient avec autant d’alacrité et d’inconscience qu’au plus fort du colonialisme d’antan. De façon fascinante pour tout esprit historien, on comprend, en lisant le journal du matin, le cœur serré et l’esprit oppressé, comment le colonialisme a pu être accepté et promu vers 1870 ou 1890 à Londres, Berlin, Paris, Washington. Comme jadis les militants anticolonialistes étaient pourchassés dans les rues de ces capitales, ainsi le sont-ils, aujourd’hui, sur les campus de ces pays, mettant polices et institutions en alerte et en hyperactivité contre eux en dépit de leur petit nombre et du faible écho qu’ils ont dans la société. Pour justifier leur animosité, certains faiseurs d’opinion les qualifient non pas d’anticolonialistes, mais d’antisionistes et d’antisémites, termes de stigmatisation qui permettent contre eux la répression policière et la proscription politique.
Cette attitude de l’Occident officiel—pour user d’une formule chère à Poutine—est un piège pour Israël. Elle dessine une alliance non pas tant entre les États occidentaux et Israël, qu’entre le colonialisme israélien et l’Occident. Les instincts d’Israël sont tiraillés entre l’ouverture démocratique et la tyrannie coloniale : la politique occidentale soutient ce dernier instinct. Elle enferme, ce faisant, Israéliens et Palestiniens dans une lutte à mort, et le guêpier ainsi créé est considéré, par les élites politico-médiatiques des pays occidentaux, comme un proverbial problème inextricable avec lequel elles n’ont strictement rien à voir. Et pourtant, si on enlevait l’action de l’Occident de l’équation, on verrait les extrémismes se dissoudre : face à la nécessité de composer avec la verità effetuale des rapports de force régionaux, les Israéliens négocieraient véritablement avec les Palestiniens qui n’auraient plus besoin de commettre des attentats pour se faire entendre. De ce fait, si l’empathie de l’opinion majoritaire et/ou officielle occidentale est réservée à Israël, particulièrement aux États-Unis, Israël est pourtant une victime, à sa façon, de la politique occidentale.
Dans les années 1950, la France s’était trouvée dans la même situation qu’Israël, en Algérie. Comme le montre Ignacio Villalón dans son essai publié dans ce magazine, elle avait créé, à partir d’une population hétérogène, un colonisé algérien exclu et dépossédé dans son propre pays ; et elle était tiraillée entre son instinct démocratique, qui lui conseillait d’inclure et d’intégrer les Algériens, et son instinct colonial qui la poussait à les dominer et à les priver de droits. Les Algériens se défendirent par des attentats que la France officielle qualifia de terrorisme ; et la France répondit par des violations massives de droits humains incluant la torture et une politique d’extermination sélective. En France, les défenseurs du colonialisme taxèrent les anticolonialistes d’être des communistes à la solde de Moscou.
Mais contrairement à Israël, la France n’était pas soutenue par ses alliés occidentaux. Au contraire, les États-Unis œuvrèrent pour hâter la fin de son empire dans la région. L’URSS, de son côté, a bel et bien encouragé les communistes français à lutter contre le jusqu’au-boutisme colonial en Algérie. En fin de compte, Charles de Gaulle a extirpé son pays de cette situation en organisant des négociations avec les chefs de la résistance algérienne au nez et à la barbe des extrémistes coloniaux. Ces derniers essayèrent de se venger en mettant au point des dizaines de tentatives d’assassinat contre lui, mais il parvint à ses fins et sauva la démocratie française, même si au prix d’une certaine amnésie (l’essai de Villalón en dit long sur ce point précis).
La France avait certes « le luxe » d’avoir un territoire distinct de celui de l’Algérie. Les colons, dits pieds-noirs, furent dument « rapatriés » sur le territoire métropolitain sans que le pays ait à se lancer dans une réforme existentielle de son ordre politique. La tâche d’un de Gaulle israélien est plus ardue. Il s’agit de mettre en œuvre une réforme en profondeur de l’État israélien lui permettant de devenir véritablement démocratique et inclusif tout en préservant son « logiciel » hébreu. Si un tel résultat est difficile à atteindre, il n’est pas impossible—et le principal obstacle ne sont pas les Arabes ou les Palestiniens, ce sont les extrémistes coloniaux israéliens.
Or la politique occidentale arme et encourage ces derniers, ce qui, par contrecoup, stimule un extrémisme palestinien de légitime défense.
La situation est d’autant plus insoluble qu’il n’existe pas de contrepoids à l’action de l’Occident. Il existe de curieuses affinités entre l’Israël colonialiste et la Russie de Poutine ; la Chine voit sans doute les complications moyen-orientales comme une prime géopolitique dans la mesure où elles dispersent les énergies de son antagoniste américain ; le monde arabe est dirigé par des gouvernants de plus en plus insensibles à l’idéologie panarabe qui les mobilisait jadis en faveur des Palestiniens, et si cela est en contradiction avec les opinions publiques, le manque de démocratie leur permet d’en faire litière.Du point de vue de la verità effetuale, l’Occident entend détruire la Palestine à travers la politique israélienne d’exterminations sélectives et d’asservissement continu—justifiée, à ses yeux, par « le droit d’Israël à se défendre », droit naturellement refusé aux Palestiniens—mais ce faisant, il détruit aussi Israël à petit feu.
—Rahmane Idrissa