France postcoloniale

27/09/2023

Par Ignacio Villalón

Paraît en version imprimée sous le titre « Envers qui la France est-elle responsable? »

En 1954, dans un appel fameux « au peuple algérien », les combattants du Front de libération nationale exigèrent de la France, puissance coloniale installée dans leur pays depuis 1830, qu’elle reconnaisse « une fois pour toute aux peuples qu’elle subjugue le droit de disposer d’eux-mêmes ». « Les édits, décrets et lois » qui faisaient « de l’Algérie une terre française » déniaient le poids « de l’histoire, de la géographie, de la langue, de la religion, des mœurs des Algériens » et étaient, de ce fait, nuls et non avenus. Implicitement, l’appel arguait qu’un régime juridique ne faisait pas nation et que celle-ci était d’abord issue de ces éléments intangibles enracinés dans l’autochtonie, et qui dotaient les Algériens d’un droit supérieur, celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit fondé, à son tour, sur la souveraineté du peuple. Les Français connaissaient bien ces principes, puisqu’ils venaient largement d’eux-mêmes. Mais en 1954, ils rejetèrent dans leur majorité, et toutes tendances politiques confondues, l’argumentaire du FLN. Les raisons peuvent paraître évidentes. La France n’entendait pas renoncer à sa place privilégiée dans l’ordre du monde et s’imaginait « plus grande » avec son empire, dont elle retirait d’ailleurs des bénéfices très matériels. Pourtant, si cette explication quelque peu cynique n’est pas fausse, elle n’en offusque pas moins la sincérité et les convictions de la population comme des dirigeants français de l’époque, pétris de croyances et d’idées qui avaient muri au long des décennies coloniales. La pensée coloniale reposait sur des fictions et des illusions, mais n’était pas pour cela mensongère, puisqu’elle croyait en la vérité desdites fictions et illusions. On peut donc se demander ce qui rendait les déclarations du FLN si inaudibles aux oreilles des Français en l’occurrence.

Tout d’abord l’idée selon laquelle l’Algérie française représentait un « déni de l’histoire » paraissait fort contestable à leurs yeux. Nombre de Français, se plaçant au niveau de la macro-histoire, avec ses longues durées et ses vastes espaces, se voyaient en héritiers de l’Empire romain, un État qui avait régné pendant des siècles sur l’Afrique du Nord et avait légué à la France sa civilisation (langue, lois, etc.) depuis la lointaine antiquité. Par ailleurs, la différence géographique entre les provinces métropolitaines et l’Algérie était gommée par l’idée d’un tropisme méditerranéen qui avait poussé la France, depuis la fin du XVIIIe siècle, à tâcher de faire de cette Mare Internum un « lac français ». Quant à la langue et aux mœurs des « musulmans d’Algérie », label appliqué à tout ce qui n’était ni européen, ni hébraïque, ils avaient beau jeu d’en souligner la grande diversité—Arabes, Berbères, descendants de Turcs, nomades, paysans, citadins—qui niait l’existence d’un quelconque peuple algérien uni et homogène.

Mais c’est bien ce label qui piégea les tenants de l’Algérie française. Il ne s’agissait en effet pas d’un simple terme d’observation, mais d’un concept juridique. Si les Algériens étaient divers, la loi les fédéra dans le creuset du régime juridique et administratif auquel étaient soumis ceux qui se trouvaient ainsi conceptualisés. Et ce creuset les tint séparés, y compris dans les routines de la vie quotidienne, d’une population européenne soumise à une autre loi—celle du citoyen—et qui vivait, en effet, dans une Algérie « française » en aparté de l’Algérie « musulmane » (la formule évocatrice que l’on souligne n’est pas choisie au hasard). 

Là apparaissait sinon le mensonge, du moins la mauvaise foi coloniale, puisque l’administration française refusait de voir que la distinction qu’elle avait ainsi établie et codifiée impliquait une différence de nationalité, avec les conséquences politiques qui ne pouvaient manquer d’en découler à l’ère des État-nations. Cette mauvaise foi avait un nom : mission civilisatrice. Au nom de cette mission autoproclamée, les musulmans étaient les objets apparents d’une bienveillance coloniale qui tâchait de les tirer de leur arriération à travers un contact continu et libérateur avec les institutions et la culture françaises. Ladite bienveillance avait même un aboutissement utopique, à savoir l’agrégation de peuples de fois et de races diverses dans le creuset humaniste et progressiste d’une République une et universelle. Mais pour être ainsi agrégés, les colonisés devaient adopter les attitudes et institutions « civilisées », et plus ils échouaient à cette tâche —la possibilité leur en était, en réalité, refusée—plus le colonisateur se devait de les garder sous sa tutelle éclairée. À partir d’une telle perspective, on peut conclure, avec une logique quelque peu perverse, que c’était précisément la différence des musulmans, différence perçue comme une forme d’arriération, qui justifiait la pérennité de l’Algérie française. 

Et pourtant, huit ans plus tard, les Français acceptaient avec soulagement l’indépendance de l’Algérie et ne se montraient nullement hostiles à l’idée d’une souveraineté nationale algérienne. La guerre, bien sûr, était passée par là et les évènements avaient brutalement rapproché le discours politique du gouvernement de Gaulle et l’opinion publique en France métropolitaine des positions du FLN. L’Algérie ne pouvait être française, les Algériens autochtones constituaient bel et bien une nation distincte et différente. La lassitude, les doutes sur la justice d’une guerre marquée par l’usage de la torture et mille autres abus avaient convaincu la France que les Algériens avaient bel et bien, comme le disait le FLN, leurs propres « histoire », « géographie », « langue », « religion » et « mœurs ».

À cela, il pouvait y avoir des réticences, comme le montre la figure un rien mélancolique de Ferhat Abbas, président provisoire de la République algérienne de 1958 à 1961, qui représenta, à certains moments de sa longue carrière, un idéal politique évacué de l’histoire par le choc des deux extrêmes, le colonialisme et le nationalisme. Abbas a parfois prôné une intégration des musulmans et des Européens en un seul corps politique dont ils seraient tous citoyens dans la plus stricte égalité, en dépit de leurs différences identitaires. Bien que partisan de l’indépendance, il lui arrivait de regretter l’utopie universaliste que l’hypocrisie coloniale des Français avait conduit à l’échec. Encore en 1980, sur la fin de sa vie, il considérait la guerre d’indépendance algérienne comme « à bien des égards une guerre civile ». « Les Européens d’Algérie », observa-t-il, « n’étaient pas tellement éloignés de nous. C’était presque nos compatriotes, nos voisins, presque nos amis », 

Mais « presque ami » n’est pas vraiment ami. Et un consensus était apparu selon lequel il fallait tourner le dos à l’universalisme trompeur de la colonisation française et s’attacher à la réalité des nations distinctes et souveraines qui émergeaient de l’empire colonial en décomposition de la France. L’Algérie devint ainsi algérienne—selon la formule de Charles de Gaulle—le Sénégal sénégalais, le Mali malien. Dans ce mouvement d’ensemble, cependant, on omet de prêter attention à la France elle-même. Souveraine depuis des siècles, elle n’avait apparemment pas à devenir française. Sauf que la perte de ses colonies la poussa, semble-t-il, à devenir européenne

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« Semble-t-il », doit-on dire, car l’évolution précéda la décolonisation. Quatre ans avant l’Appel au peuple algérien du FLN, Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, avait prononcé, en mai 1950, sa fameuse déclaration d’une minute trente d’où sortira d’abord la Communauté européenne du charbon et de l’acier et, à terme, l’Union européenne. On était alors dans une période de bascule. L’Europe passait de l’après-guerre à la guerre froide, et pouvait craindre de voir son destin lui échapper au profit des États-Unis, puissance extra-européenne qui la liait par son aide militaire et économique, et de l’URSS, qui avait établi un ferme contrôle sur tout l’est du continent. Pour Schuman, le salut de l’Europe exigeait de dépasser la situation qui l’avait conduite au suicide des guerres mondiales afin de bâtir une paix perpétuelle sur des fondations économiques qui engageraient, au premier chef, les ennemis jurés qu’étaient la France et l’Allemagne. Une « solidarité de fait », matérialisée par « la mise en commun des productions de charbon et d’acier », devait ouvrir la voie à une « Fédération européenne » et changer enfin l’histoire du continent. La guerre entre la France et l’Allemagne deviendrait à l’avenir « non seulement impensable, mais matériellement impossible », puisque les deux pays dépendraient inextricablement des mêmes facteurs de production industrielle. Schuman invita les pays voisins à se joindre à ce projet inédit.

Schuman ne mentionna pas l’allié quelque peu envahissant qu’étaient les États-Unis, mais en 1950, la France était encore en possession de son empire africain et il se déclara convaincu que l’union qu’il préconisait donnerait à l’Europe « des moyens accrus » pour « poursuivre la réalisation de l’une de ses tâches essentielles : le développement du continent africain ». Le temps colonial suivait encore apparemment son cours, et le renforcement de l’Europe ne pouvait s’envisager sans référence à ses « obligations » envers sa dépendance africaine. Seulement, ce temps touchait en réalité à sa fin. Huit ans après le discours de Schuman, une Communauté économique européenne et un parlement de ses pays membres étaient en place, mais le Maroc et la Tunisie avaient quitté le giron français, suivis quelques années plus tard de pratiquement toute l’Afrique subsaharienne et enfin, en 1962, de l’Algérie. Schuman, qui mourut l’année suivante, avait vécu juste assez longtemps pour constater que l’unification de l’Europe se produirait, en fin de compte, sans l’Afrique.

Cette évolution des choses changea naturellement le positionnement de la France par rapport à ses désormais ex-sujets coloniaux. Le régime colonial lui avait conféré des privilèges exorbitants fondés sur une captation massive des richesses tropicales et méditerranéennes de son domaine impérial et l’infériorisation teintée de racisme des populations des colonies. La décolonisation supprima l’essentiel de ces privilèges, mais libéra également l’ancienne métropole des fâcheuses responsabilités implicites liées à son utopie coloniale. Les indépendances résolurent le problème du colonialisme par la rupture et le divorce, non par un accord « interne », comme celui visé à la même époque par le mouvement des droits civiques des Afro-américains aux États-Unis, engagés dans la lutte pour l’égalité des droits et des chances au sein du système américain. Une fois l’Algérie devenue algérienne ou le Mali devenu malien, la France n’avait plus à songer à conférer des droits de citoyens à leurs habitants, avec tout ce que cela entraînerait comme conséquences pour l’idée, cette fois, de nationalité française. À l’avenir, elle ne serait comptable envers eux que des obligations générales de la bienveillance humanitaire et la question des droits sociaux et politiques des Africains ne pèserait pas sur sa politique intérieure, comme cela aurait immanquablement été le cas s’il n’y avait pas eu décolonisation. Détail parlant : alors même que la France approfondissait ses relations avec son ancien ennemi et occupant, l’Allemagne, elle gelait les pensions de ses anciens soldats africains—ceux-là mêmes qui avaient combattu auprès de leurs camarades français pour la libérer de cette même Allemagne—au niveau où elles se trouvaient avant l’indépendance de leurs pays. Cette décision juridique et administrative signalait, d’une façon bien peu honorable, que les droits que pouvaient conserver certains Africains vis-à-vis de l’État français étaient désormais figés dans un passé qui, du point de vue dudit État, était mort et enterré.

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Mais l’était-il vraiment ?

Une fois l’indépendance acquise, les rapports entre la France et les nouveaux États issus de son empire étaient dictés par le principe de souveraineté, qui supposait, en effet, que la page coloniale était bel et bien tournée. Mais c’était pour ouvrir une page nouvelle qui, à bien des égards, n’en était que la continuation. Par exemple, en dépit du divorce, l’entrelacement des sociétés des deux côtés de la Méditerranée s’était imposé à la fois comme un fait concret et intime du présent et un souvenir vivace du passé. Des anciens combattants aux étudiants boursiers, des travailleurs immigrés aux joueurs de foot des équipes nationales de France et d’Afrique, la liste des expériences vécues est sans fin et renouvelle sans cesse le contact aux niveaux les plus divers. L’indépendance, la décolonisation revêtent dès lors une réalité des plus ambiguë. 

Sur le plan extérieur, les rapports de domination hérités du colonialisme ont persisté sous des formes nouvelles, pendant quelques décennies, surtout en Afrique subsaharienne, sous les espèces, notamment, de la « Françafrique ». Mais surtout, sur le plan intérieur, la France est devenue pour ainsi dire un pays postcolonial, et c’est chez elle, et non dans une Algérie devenue très algérienne, que la lutte de Ferhat Abbas—celle de l’inclusion des « musulmans » dans le projet français « républicain » —trouve ses échos contemporains. Puisque les musulmans nés en France après l’indépendance sont indiscutablement des citoyens français, la question de leurs droits sociaux et politiques a pesé et pèse encore sur la politique intérieure française, notamment à travers les sujets connexes de la religion, du racisme et de la mobilité sociale. Les mémoires communautaires restent marquées par les problématiques issues de la colonisation. S’agissant des Algériens en particulier, des membres de groupes ayant appartenu à des camps opposés durant la guerre d’indépendance—enfants d’immigrés musulmans, juifs, pieds-noirs, harkis—insistent sur leur algérianité et leur francité simultanée, chacun faisant usage de sa propre conception du lien entre appartenance nationale et territoire. Et la mémoire des atrocités coloniales de la France circule également au sein des communautés issues des autres pays du Maghreb ainsi que d’Afrique subsaharienne, et fait écho à des situations présentes. 

Tout ceci a créé une scène politique postcoloniale, en France, qui est marquée aussi bien par la rupture des indépendances que par des continuités à dimensions multiples, ce qui a poussé les présidents de la Vème République à adopter une précautionneuse approche faite de demi-vérités et de petits pas, qui vise à éviter de s’aliéner des groupes importants en France tout en préservant des liens économiques et politiques précieux sur le plan international. L’actuel chef d’État français, Emmanuel Macron, est un bon exemple de ce difficile cabotage le long des côtes périlleuses de la postcolonie. Il a fait de la reconnaissance mémorielle des atrocités coloniales et postcoloniales de la France une des marques de sa présidence. Dès sa campagne présidentielle de 2017, il taxé le colonialisme de « crime contre l’humanité ». Trois ans plus tard, installé à l’Élysée, il a commandé à l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie, un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance algérienne. En mars 2023, il a profité d’un sommet au Gabon pour annoncer que « l’âge de la Françafrique est révolu ». Ce qui explique sans doute que tout en cherchant à en finir avec les querelles mémorielles et à manifester son « respect » pour la souveraineté des Africains, il ne peut parfois cacher un certain agacement face à leurs sermons et accusations. Lors de ce sommet au Gabon, il a remarqué avoir « parfois le sentiment que les mentalités n’évoluent pas au même rythme que nous quand je lis, j’entends, je vois qu’on prête encore à la France des intentions qu’elle n’a pas, qu’elle n’a plus ». Mais c’est le même Macron qui, deux ans auparavant, s’était allé à ranimer l’un des arguments des anti-indépendance algérienne en se demandant s’il y avait « une nation algérienne avant la colonisation française », ajoutant benoîtement, « Ça, c’est la question ».

En dépit de ces contradictions d’équilibriste, la manœuvre paraît claire. Au lieu de faire le blackout sur le rôle néfaste de la France dans l’histoire de l’Afrique, Macron cherche à tout déballer une bonne fois pour toute afin qu’on n’en parle plus par la suite, un peu à la manière dont la médecine d’Ancien régime tentait de juguler les accès fébriles par une bonne grosse saignée. Que cela marche ou pas, cette approche ne manque pas d’un certain élan dans sa tentative de refonder les liens avec les pays francophones d’Afrique en prenant leur souveraineté au sérieux, c’est-à-dire en la présentant comme, finalement, entièrement acquise. En filigrane, semble se dessiner une vieille logique, celle qui avait déjà pris forme en 1958 avec le gel des pensions militaires, ou en 1962 avec le référendum sur l’indépendance algérienne : une fois la souveraineté acquise, l’histoire commune à présent révolue ne saurait légitimer des revendications politiques. Le passé ne prime pas sur le droit. La France n’a de responsabilité qu’à l’égard de ses citoyens, et non à l’endroit de ceux de pays indépendants depuis des décennies, même s’ils sont des anciens sujets ou leurs descendants. Bref, il s’agit encore de tourner la page coloniale, qui n’était donc pas tout à fait tournée.

Cela n’est pas simple, car si l’idée de souveraineté nationale est extrêmement importante dans l’histoire politique de la France, il y a quelque chose d’incongru à trop mettre l’accent là-dessus. La jouissance et l’acquisition de droits civiques français n’a jamais été limitée exclusivement au territoire national car la France s’est toujours insérée dans un régime juridique de plus large portée, qu’il s’agisse de la Chrétienté dans un passé ancien ou des projets universalistes inspirés par le siècle des Lumières et la Révolution plus récemment. Aujourd’hui, cette extension des droits civiques s’accomplit à travers la construction européenne, puisque la France les octroie à des populations non-françaises en vertu de leur appartenance à « l’espace européen ». Cela soulève une question gênante : pourquoi, peut-on se demander, des Grecs, des Tchèques, des Autrichiens, peuvent-ils venir en France sans visa, voter pour les parlementaires européens qui représentent les circonscriptions françaises où ils résident, alors que les ressortissants des pays ex-colonisés ne le peuvent pas ? Pour justifier la responsabilité française envers les premiers et non envers les seconds, les mots justes (qui ne sont pas même chose que les mots juridiques) ne sont pas évidents.

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Il y a, à l’œuvre ici, une certaine manière particulière de confronter le passé que la France partage avec le projet supranational de l’UE qu’elle a si puissamment contribué à fonder. Reconnaître les crimes et horreurs du passé permet de chasser les fantômes qui en surgissent. À cet égard, l’attitude de Macron face au passé colonial rejoint celle de Schuman face aux guerres mondiales. Prendre en charge crimes et horreurs permet d’en déclarer la vérité, d’assigner les responsabilités, d’atteindre une certaine forme de justice, au moins du point de vue de la mémoire. Mais il y a une différence entre Macron et Schuman : pour ce dernier, cet exorcisme du passé sert à construire l’avenir ; pour le second aussi, au moins dans la rhétorique : mais cela sert aussi et surtout à nettoyer le criminel de ses péchés. Schuman n’a désigné ni victime, ni coupable ; Macron l’a fait, lorsqu’il a parlé du colonialisme comme d’un crime contre l’humanité.

Et peut-être la différence n’est-elle pas si grande. L’UE, en déclarant sa reconnaissance du sombre passé européen, met en scène sa lumineuse innocence actuelle. Son idéologie semble tourner presque exclusivement autour de la lutte contre les éléments du passé européen qui ont été sources de malheur, de crimes politiques et de violations de la dignité humaine dans les sociétés du continent. Elle se dresse ainsi résolument contre les nationalismes du XIXe et du début du XXe siècle, et se déclare partisane de la cohabitation paisible et enrichissante entre nations à travers sa devise In varietate concordia, « unie dans la diversité ». Son œuvre, dit-elle, consiste à « promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être des peuples », « combattre l’exclusion sociale et les discriminations », « promouvoir la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes », « respecter la richesse de sa diversité culturelle et linguistique ». Elle célèbre les valeurs de la dignité humaine, abomine la « discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle… », discriminations que l’Europe des temps anciens a allègrement pratiquées. Ce ne sont pas là simples paroles creuses : l’espace Schengen permet aux divers citoyens européens d’aller et venir, d’étudier et de travailler ensemble, donnant ainsi un caractère effectif à cette concorde dans la variété dont l’UE se prévaut, le tout, dans un climat de paix, de bonne volonté et de souci du droit. De plus, le diaporama imaginaire des nations de la terre suscite la comparaison entre pays, et dans cette vision des choses, qui considère que les pays sont les auteurs de leur histoire, et par conséquent les responsables de leurs succès et de leurs échecs, l’Europe apparaît comme un système modèle, l’approximation, en somme, de cette société diverse mais égalitaire que la France avait occasionnellement promis aux Africains aux temps coloniaux.

Et pourtant, cet autre passé européen—non pas celui des rivalités constantes entre pays du continent, mais celui de ces autres organisations de style supranational et cosmopolite qu’étaient les empires coloniaux—n’a pas porté les mêmes fruits. À la différence des crimes et abus des guerres intra-européennes, ceux des empires coloniaux n’ont pas inspiré une remise en cause « vertueuse », capable de mettre au monde une politique solidariste de même facture. Si Robert Schuman en a offert la vision, c’était, comme on l’a vu, dans un contexte encore colonial, et la décolonisation a créé les conditions d’une « coopération » marquée par une mise en dépendance par la voie de l’aide au développement, ce qui, en un sens, prolongea la vision colonialiste de Schuman. Au Traité de Rome vinrent ainsi s’adjoindre, sous l’impulsion de la France, les différentes conventions (de Yaoundé, de Lomé, de Cotonou) qui assignèrent à l’Afrique un rôle de fournisseur de matières premières et de produits agricoles dans une relation économique inégalitaire remarquablement semblable à celle qui existait à l’époque coloniale. Si cette relation n’est pas entièrement responsable de l’enlisement de l’Afrique dans la pauvreté et la crise économique chronique qui la caractérisent encore aujourd’hui, le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas aidé à y mettre fin. Et l’une des conséquences dramatiques de la paupérisation continue de l’Afrique est la migration de la misère vers l’Europe, et la mise à nu du caractère précaire de l’antinationalisme européen. Face aux flux migratoires en provenance d’Afrique et d’ailleurs, l’UE présente en effet quelques-uns des éléments les plus tangibles d’un État-nation : des citoyens, un récit du passé, et une frontière maintenue par la force contre des non-citoyens qui tentent d’accéder « par effraction » à son prospère territoire plurinational. Ces flux migratoires permettent, par ailleurs, aux partis nationalistes des divers pays européens de dominer le discours politique intérieur. En France, l’offre politique dans ce domaine est dynamique, diverse et en progression constante dans les intentions de vote et dans de nombreux scrutins. Dans ce contexte, le fait de se nettoyer des péchés du passé prend un sens politique aigu. Au lieu de clôturer le passé pour œuvrer à l’avenir, il condamne au passé ce qui ne l’est pas encore et en rend ainsi le présent otage.

Pour un pays comme la France, qui a été un acteur central aussi bien des guerres mondiales que du colonialisme, l’UE permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire d’être lavée de fautes historiques dont elle profite encore tout en justifiant sa politique migratoire, déterminée par la construction européenne. D’un côté, la reconnaissance des crimes du colonialisme fait commodément abstraction du fait que l’inégalité structurelle entre Européens et Africains—en matière économique comme en matière de représentation à l’échelle internationale—est une réalité de fait. De l’autre, l’insistance sur la souveraineté des pays africains sert à rappeler à leurs autorités qu’elles sont les responsables de la misère qui pousse leurs ressortissants à affronter déserts et mers pour gagner l’Europe. Ainsi devient-il possible de clôturer un passé qui refuse de passer tout en réprimant les mouvements des personnes qui bougent le long des flux de ressources acquises pendant et après l’ère coloniale. On voit alors l’importance de ces années 1950-60, où, du point de vue français, le projet supranational européen se substitue au projet supranational impérial. Vue sous la lumière rétrospective du présent, cette conversion appelle une hypothèse : alors même que la nature de l’ordre mondial était remise en cause de façon radicale par la décolonisation, elle offrait une manière pas si subtile que cela de préserver les privilèges économiques et l’autorité morale de l’ancienne métropole et de ses sœurs européennes.

 Ignacio Villalón est fellow de la Carnegie Corporation of New York/Council for American Overseas Rsearch Centers et travaille dans le cadre du programme « Le Maghreb vu des périphéries ». Il est affilié aux Centres d’études maghrébines d’Algérie (CEMA) et de Tunisie (CEMAT).